L’entreprise libérée, vous y croyez vous ?

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Avec le livre d’Isaac Getz et Brian M. Carney (Liberté & Cie) ou celui de Frédéric Laloux (Reinventing Organizations), de nouveaux modes de management, dont l’entreprise libérée, nous sont présentés. De plus en plus de consultants les proposent comme recettes miracles qui permettront de sauver le monde. Est-ce bien le cas ?

Les expériences de FAVI, de ChronoFlex, d’Harley Davidson, de Patagonia ou de Buurtzorg sont éminemment intéressantes. Elles nous présentent des organisations qui se sont structurées de manière différente de ce qui se voit traditionnellement. Mais peut-on en conclure qu’elles peuvent se généraliser ? La réponse est digne d’un normand : oui et non ! Quels enseignements peut-on en tirer ?

J’ai eu l’occasion de rencontrer et de suivre certains des dirigeants qui sont pris en exemple dans les ouvrages – certains depuis plus de 30 ans comme Yvon Chouinard, fondateur de la marque de vêtements Patagonia – et j’ai été frappé par plusieurs éléments qui me font dire que l’entreprise libérée est une démarche riche si certaines conditions sont remplies.

Mais l’entreprise libérée, c’est quoi ?

En prenant des raccourcis, l’entreprise libérée est une organisation dans laquelle les salariés disposent d’une zone d’autonomie et de responsabilisation très élevée. A l’opposé de l’organisation hiérarchique pyramidale, l’entreprise libérée n’est pas constituée de décideurs et d’exécutants mais de personnes prenant le leadership de l’action et en coordonnant de manière constructive. Dans les années 1990-2000, on parlait d’empowerment. Le concept est éloigné du “Happy management” qui prétend qu’un employé heureux est plus productif.

Quelles sont les conditions pour que l’entreprise puisse être libérée ?

  1. L’évolution organisationnelle de l’entreprise libérée est en grande majorité liée à un changement majeur, une crise par exemple, qui a joué le rôle de catalyseur et de déclencheur. L’exemple de ChronoFlex est révélateur : c’est parce que l’entreprise était en train de se casser la figure qu’Alexandre Gérard a été contraint de changer. La même chose s’est produite chez Harley Davidson : l’entreprise était au bord de la faillite. Chez FAVI, Jean-François Zobrist a été parachuté dans l’entreprise sans avoir eu le temps de se poser des questions. C’est l’impact environnemental négatif de ses produits qui a conduit Yvon Chouinard à revoir constamment son modèle. La décision de changer de mode de fonctionnement n’est donc pas le fruit d’une stratégie délibérée.
  1. La personnalité du chef d’entreprise est déterminante. C’est lui qui provoque le changement et quasiment aucun entrepreneur ne savait ce que la transformation allait apporter à son organisation. Leur organisation se trouvait dans une situation de risque maximal. Ils se sentaient responsables de la situation actuelle de leur entreprise qu’ils jugeaient négative. Tous les chefs d’entreprise qui se sont lancé dans l’aventure ont été de véritables entrepreneurs et aventuriers.
  1. Ces chefs d’entreprise ont tous fait preuve d’humilité et de simplicité. Ils se sont positionnés comme des catalyseurs, des facilitateurs, des développeurs de potentiels humains avant de se focaliser sur la technique. Ils ont fait jaillir le potentiel de créativité de leurs collaborateurs. Ils ne se sont pas positionner en donneurs de leçons du style “je vais vous dire ce que vous devez faire” ou “je sais ce qui est bon pour vous”. Leurs collaborateurs, par cette attitude ont eu confiance en eux et les ont suivis.
  1. En contrepartie, ces dirigeants ont fait confiance à leurs collaborateurs en leur laissant une zone d’autonomie claire et bien ciblée. Ils se sont focalisé à définir très précisément les raisons du changement (leur territoire) et ont délégué la manière d’y arriver (le territoire de leurs collaborateurs). Cette confiance – mutuelle – est liée à une forte capacité à développer des relations humaines et à respecter scrupuleusement les territoires respectifs, refusant dans certains cas l’invitation qui leur était faite d’empiéter sur celui de leurs collaborateurs. Ces leaders sont en général bienveillants envers leur entourage. Ils sont convaincus que l’homme est bon et ne réagissent pas comme beaucoup de leurs confrères qui rétorquent que penser cela revient à croire au monde des bisounours.
  1. Par leur style de vie ou de gestion, ces dirigeants ont créé une équipe autour d’eux à leur image. Ceux, parmi leurs collaborateurs, qui s’inscrivaient dans un jeu politique et manipulateur ont du changer leur fusil d’épaule ou ont quitté l’entreprise car ils n’avaient plus leur place.
  1. Le processus de changement a pris du temps, dans la majorité des cas plusieurs années. Dans le cas de FAVI, cela a pris 30 ans pour que l’entreprise devienne ce qu’elle est. Croire que la transformation se met en place en quelques semaines ou quelques mois est une utopie car elle doit se construire, se partager et non se dicter et s’imposer. Il s’agit d’un processus éducatif pour tout le monde.
  1. Le bon sens est le maître mot de l’action. Il est associé à l’acceptation – l’encouragement – de l’erreur, de la prise de risques. Le bon sens des responsables les conduit à rester simple et construire au fur et à mesure. La stratégie est opportuniste et fonctionne car elle repose sur quelques valeurs fortes. Chez FAVI, c’est “faire avec” et “faire en allant”.
  1. Une vision claire et simple dans laquelle chaque collaborateur peut se retrouver dans son travail quotidien est un élément clé de succès. C’est ainsi que ces chefs d’entreprise impliquent, motivent et fédèrent leurs collaborateurs.  L’enquête Gallup sur l’engagement au travail montrait que seulement 13 % collaborateurs sont engagés. Il est à parier que le pourcentage est bien plus élevé dans les entreprises où une vision partagée prime. Pour plus d’informations, je vous renvoie à l’article qui traite du sujet (Quand la raison d’être de l’entreprise décuple ses résultats). La notion de vision claire et simple est fondamentale. Chez FAVI, la vision est “par le client et pour le client”. Steve Jobs a fondé le succès de son empire sur une vision simple “la remise en question des acquis”. Derrière ce pourquoi se cachent des valeurs fortes et réelles et non de façade.
  1. Par la vision qu’ils voulaient atteindre, ces chefs d’entreprise ont créé un rêve. Et ce qui est certainement le plus remarquable, c’est qu’ils ont fait de ce rêve une réalité. Celle de leur entreprise, celle de leurs collaborateurs et, par extension, celle de leur client.

 

 

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L’esprit cool de chez Patagonia, reflet de l’état d’esprit

 

En conclusion

En conclusion, une entreprise ne peut être libérée que si et seulement si son dirigeant le décide et s’il fonctionne en conformité avec les conditions évoquées. Il est également important de considérer le point de départ de l’entreprise : si les collaborateurs se sont retranchés dans une démarche d’acceptation et de soumission, l’entreprise libérée aura des ratés au démarrage. Cela ne veut pas dire que cela ne marchera pas. Il faudra un sacré moment avant que le moteur ronronne.

On ne peut parler de modèle mais d’expériences. L’entreprise libérée n’est pas un modèle en soi dans la mesure où chaque succès est unique. Le “modèle” Patagonia ne peut être appliqué à Buurtzorg ou à FAVI. La richesse de la démarche est liée à la personnalité du chef d’entreprise qui a construit son modèle en fonction de son environnement mais surtout de sa personnalité pour que la transformation soit vraie et naturelle. Inutile donc d’imaginer pouvoir trouver la solution sur les bancs des Hautes Ecoles et des Universités. On ne peut que partager ces expériences.

Avant de se lancer dans la transformation de l’entreprise vers la libération, il est essentiel de se poser la question de savoir si le chef d’entreprise dispose naturellement des ingrédients qui en assurent son succès. Si ce n’est pas le cas, il vaut mieux éviter de s’embarquer dans l’aventure car les résultats seront catastrophiques. Il vaut mieux conserver le bon vieux modèle commandement et contrôle.

La démarche est applicable à toutes les situations et tous les environnement. Elle s’est même mise en place dans un sous-marin américain où le capitaine du navire a transformé le fonctionnement d’un mode “leader-follower” en un mode “leader-leader”. L’armée est certainement le dernier endroit où on pourrait imaginer qu’un mode de fonctionnement “commandement-exécution” puisse évoluer vers de l’autonomie. L’histoire est racontée par son commandant David Marquet dans le livre “Turn the Ship Around!”.

Mais le point de départ pour s’embarquer dans l’aventure de l’entreprise libérée est la prise de décision de le faire. Le risque d’échec est assez faible car on voyage à son rythme. Paul-Emile Victor, le célèbre explorateur polaire, ethnologue, scientifique et écrivain français, répondait au journaliste qui lui posait la question de savoir ce qui était le plus difficile dans les voyages qu’il avait accomplis : “le plus difficile dans l’expédition, c’est la prise de décision de partir. Après, ce n’est plus que la mise en place des choses”.

Beaucoup restent réticents ou sceptiques à cette forme de management, pensant qu’elle est limitée à des organisations de petites tailles, que les exemples constituent l’exception qui confirme la règle. A eux, je reprends les termes de Paul-Emile Victor pour leur répondre : “Ce n’est pas ce que nous sommes qui nous empêche de réaliser nos rêves ; c’est ce que nous croyons que nous ne sommes pas”.

Quelques références bibliographiques

Liberté & Cie – Isaac Getz et Brian M. Carney
Reinventing Organizations – Frédéric Laloux
La belle histoire de Favi – Jean François Zobrist
Turn the ship around – L. David Marquet
Let my people go surfing – Yvon Chouinard (la version française a un titre plus formel : Homme d’affaires malgré moi)

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